Alors qu’aucune différence de niveau en mathématique n’est observée avant l’entrée en CP, elle met seulement quatre mois à émerger puis double lors de l’entrée en CE1, selon une vaste étude française portant sur les données de trois millions d’enfants.


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    Lorsque nous venons au monde, nous partageons toutes et tous des similitudes et des différences qui sont au cœur de la diversité humaine. Parmi ces points communs figure une compréhension intuitive des objets, de l'espace ou encore les nombres. Depuis plusieurs décennies, les psychologues du développement cognitif ont montré qu'il n'existe pas de différences liées au genre dans l'acquisition de ces compétences fondamentales. « Les compétences des nourrissons et des jeunes enfants sont similaires dans tous les concepts mathématiques de base, quelle que soit notre culture, notre pays de naissance ou notre niveau socio-économique. Des études menées dans plusieurs pays le démontrent », explique Pauline Martinot, docteure en neurosciences, médecin et autrice principale de l'étude.

    Face à ce constat, plusieurs questions émergent : pourquoi les femmes sont-elles sous-représentées dans les métiers liés aux sciences, aux technologies, à l'ingénierie et aux mathématiques - bref tous les métiers qui requièrent un certain niveau en sciences et en maths ? Quand et comment cet écart se forme-t-il, puis se creuse-t-il ? Existe-t-il des solutions pour y remédier ? Si de nombreuses études se sont déjà penchées sur la première et la troisième de ces questions, peu apportent des réponses quantitatives à la deuxième. L'étude publiée dans Nature, menée par Pauline Martinot et ses collaborateurs et collaboratrices, s'attache justement à combler cet angle mort de la recherche.

    Une étude d’envergure sur trois millions d’enfants

    Cette étude s'appuie sur les données recueillies dans le cadre du programme Evalaide : « Le conseil scientifique de l'Éducation nationale - composé de scientifiques bénévoles et reconnus au niveau international dans le domaine des sciences de l'apprentissage - a co-construit, avec la DEPP (Direction de l'évaluation, de la prospective et de la performance du ministère de l'Éducation nationale), des évaluations que passent les enfants chaque année à l'école. L'objectif principal est d'aider enseignants, parents et élèves à détecter le plus tôt possible les difficultés rencontrées dans certains apprentissages, afin d'intervenir rapidement et de donner à chaque enfant les clés pour progresser en français et en mathématiques. Évaluer pour mieux aider, c'est tout l'enjeu du programme Evalaide », explique Pauline Martinot.

    L'équipe a notamment analysé les données sur les compétences en mathématiques des enfants, collectées entre 2018 et 2022 sur l'ensemble du territoire français, à l'entrée en CP, puis quatre, huit et douze mois plus tard, soit à l'entrée en CE1. « Dans les données portant sur trois millions d'enfants, on observe que les résultats sont identiques jusqu'à l'entrée en CP, l'année de leurs six ans. Puis, tout s'accélère en faveur des garçons, notamment chez ceux issus de milieux familiaux très favorisés, quel que soit le type d'école - privé ou public », note Pauline Martinot.

    Le programme Evalaide a pour ambition d'évaluer les élèves pour pouvoir mieux les aider. © Track5, Adobe Stock
    Le programme Evalaide a pour ambition d'évaluer les élèves pour pouvoir mieux les aider. © Track5, Adobe Stock

    Une découverte surprenante pour les scientifiques 

    L'émergenceémergence si précoce de cette différence a surpris les scientifiques : « Ces écarts ont été une découverte fortuite, que nous avons ensuite approfondie avec intensité. En tant que spécialistes de la cognitioncognition et du développement cérébral de l’enfant, nous ne nous attendions pas à de tels écarts, encore moins à leur survenue aussi rapide et avec une telle ampleur. Il n'existe aucune explication biologique justifiant ces effets. Au contraire, lorsqu'un facteur est "génétiquegénétique" et inscrit dans l'ADNADN, il est rare d'observer une telle variabilité selon le contexte environnemental », explique Pauline Martinot.

    Toutefois, cette surprise est relative : « Ce n'est pas vraiment étonnant, car beaucoup de choses changent très vite à l'école. Les enfants y passent leurs journées, et de nombreuses études montrent que, dès les premiers niveaux d'enseignement, cela ne se passe pas de la même façon pour les filles et les garçons », nuance Marie Duru-Bellat, professeure émérite de sociologie à Sciences Po et chercheuse à l'Institut de recherche sur l'éducation.

    Dès le début de l'école, le vécu est très différent selon si on est une fille ou un garçon. © Gorodenkoff, Adobe Stock
    Dès le début de l'école, le vécu est très différent selon si on est une fille ou un garçon. © Gorodenkoff, Adobe Stock

    Pour illustrer son propos, la chercheuse donne un exemple : « Des études anciennes ont déjà montré que si on propose un conte à un enfant avant son entrée à l'école et qu'on lui demande qui est le personnage le plus intelligent, il désigne généralement celui de son genre. Six mois seulement après le début de l'école, la plupart des filles changent d'avis et choisissent le garçon. Cela montre que nous évoluons dans un environnement très stéréotypé autour des maths et de l'intelligenceintelligence, qui influence les représentations des filles, les amenant à se percevoir comme moins intelligentes et donc moins capables en mathématiques. »

    Un écart général modulé par certaines variables

    L'écart entre filles et garçons observé dans cette étude ne connaît aucune exception : il est présent quelles que soient les autres variables considérées. En revanche, plusieurs facteurs influencent son amplitude : « Cet écart varie selon le niveau socio-économique, avec un effet marqué - il est plus important chez les enfants issus de milieux aisés -, le type d'école fréquentée, ou encore le rôle du modèle dans la classe : l'écart est plus ou moins fort selon que l'élève le plus performant en maths soit un garçon ou une fille. À l'inverse, cet écart varie peu en fonction de l'âge. En effet, lorsque l'on compare deux enfants du même âge - par exemple un enfant né le 31 décembre, qui entre en CP plus tôt, et un autre né le 1er janvier, qui doit attendre un an de plus - c'est l'année supplémentaire d'exposition à l'école qui est associée à un écart beaucoup plus marqué entre filles et garçons, et non l'âge en lui-même », détaille Pauline Martinot.

    L'équipe de Pauline Martinot et du Pr Stanislas Dehaene a mené plusieurs analyses renforçant l'hypothèse que l'école est le lieu principal d'émergence et de renforcement de cet écart : « Nous avons pu réaliser plusieurs expérimentations naturelles. Lors de la première, nous avons comparé quatre années, dont celle du Covid, lorsque les enfants sont restés 2,5 mois de plus à la maison pour faire l'école à distance par rapport aux autres années. Cette année-là, en dehors du contexte scolaire, les filles ont obtenu de bien meilleurs résultats !, s'enthousiasme la chercheuse. De plus, lorsque le ministère a demandé aux enseignants de commencer à former les enfants aux mathématiques dès la grande section de maternelle, fin 2019, les écarts ont commencé beaucoup plus tôt chez les enfants des années 2019, 2020 et 2021, par rapport à ceux de 2018. Dès l'exposition formelle aux exercices de maths, ces écarts se creusent à une vitesse incroyable, au bénéfice des petits garçons. »

    Pendant la pandémie de Covid, l'écart genré a baissé ce qui suggère que l'école joue un rôle important dans l'apparition de ce dernier. © JackF, Adobe Stock
    Pendant la pandémie de Covid, l'écart genré a baissé ce qui suggère que l'école joue un rôle important dans l'apparition de ce dernier. © JackF, Adobe Stock

    L’école, incubateur des différences genrées 

    Fort de ces constats, une question demeure : comment expliquer que l'école accélère et amplifie aussi rapidement les différences et représentations genrées déjà présentes dans la société ? Pauline Martinot avance plusieurs pistes d'explications pour les résultats obtenus dans cette étude : « L'écart de genre est d'autant plus marqué lorsque les exercices sont chronométrés, qu'ils impliquent une prise de risque ou que les institutrices ressentent de l'anxiété face aux mathématiques. Cela suggère qu'il se passe quelque chose à l'école, à la fois dans les interactions entre enfants, avec les enseignants, et dans la manière dont les mathématiques sont enseignées, qui favorise les petits garçons au détriment des petites filles. »

    Marie Duru-Bellat partage ce point de vue : « Les stéréotypes sont très présents chez les enseignants, qui ne sont pas immunisés contre eux. Avant même que les inégalités ne soient observables, ils nourrissent des attentes plus élevées en mathématiques pour les garçons. Or, on sait à quel point ces attentes - notamment via l'effet Pygmalion - influencent les individus. » 

    Ces attentes s'installent d'ailleurs bien avant l'entrée à l'école, comme le rappelle Pauline Martinot : « Entre zéro et six ans, les enfants sont exposés à des préjugés, à des jeux, à des informations et à des modèles genrés dans leur environnement. Il est probable que ces pressions s'accumulent et préparent le terrain avant l'école, se traduisant par une posture plus hésitante des filles dans les exercices où elles doivent prendre des risques ou gérer la pression de la compétition. »

    L'école agirait alors comme un incubateur qui matérialise les différences accumulées jusque-là en les amplifiant : « À l'école primaire, les enfants entrent dans le métier d'élève. Ils commencent à être évalués, catégorisés en bon ou mauvais, ce qui rend les attentes et les stéréotypes de genre d'autant plus prégnants. Les mathématiques sont un cas particulier : cette matière est un construit scolaire, enseignée de façon abstraite, qui est particulièrement sensible à ce que l'on appelle l'effet maître - c'est-à-dire l'influence des caractéristiques de l'enseignant sur la réussite des élèves. On dépend entièrement de l'école pour apprendre les mathématiques, plus que pour toute autre discipline », explique Marie Duru-Bellat.

    Comment endiguer le processus ? 

    Alors, que faire face à cette école qui perpétue les inégalités, alors qu'elle devrait - selon l'idéal républicain - être un lieu d'émancipation et d'égalité ? Pauline Martinot et ses collègues préconisent d'intervenir très tôt, notamment auprès des enseignants et des parents, avant que les différences ne se cristallisent chez les enfants, afin d'éviter la perte de confiance et la résistancerésistance aux informations contre-stéréotypiques : « De plus en plus d'ateliers et de formations permettent de réduire les attitudes stéréotypées et de diminuer l'adhésion aux idées fausses concernant les filles et les mathématiques. Cependant, il est probable qu'un ensemble d'actions ciblant à la fois les enseignants, les parents et les enfants serait bien plus efficace. »

    Ils recommandent aussi de promouvoir l'auto-efficacité et de transmettre une conception incrémentielle de l’intelligence - l'idée qu'elle peut se développer progressivement - plutôt qu'une vision typologique, dépassée, selon laquelle on est simplement intelligent ou non. Le message principal de Pauline Martinot porteporte sur les interactions interpersonnelles : « Nous pouvons tous agir sur ces dynamiques dès la naissance des enfants. Ce n'est pas uniquement aux enseignants de changer leurs pratiques, chacun d'entre nous peut faire évoluer les choses à son niveau. »

    Réduire les stéréotypes de genre chez les enseignants pourrait aider, mais ne suffira pas à résoudre ces inégalités. © Futura, généré avec Bing Image Creator
    Réduire les stéréotypes de genre chez les enseignants pourrait aider, mais ne suffira pas à résoudre ces inégalités. © Futura, généré avec Bing Image Creator

    Si ces méthodes sont nécessaires et utiles, elles restent limitées sur les plans organisationnel, systémique et idéologique : « La différence de performance en mathématiques entre filles et garçons à l'école n'est pas un phénomène isolé. Dans notre pays, le statut des mathématiques est directement lié à l'intelligence, à l'accès aux professions valorisées, et constitue un véritable atout hégémonique pour ceux qui les maîtrisent, car cela ouvre la voie aux positions de pouvoir. On peut alors envisager, dans la lignée d'un féminisme radical, que seule la suppression des inégalités hommes-femmes dans l'accès aux parcours et aux postes prestigieux serait à même de réduire l'écart de maîtrise en mathématiques dès lors que celle-ci en verrouille l'accès », développe Marie Duru-Bellat.

    Mais s'attaquer à ce lien est complexe, car certains bénéficient des inégalités. La sociologue illustre cela avec l'exemple de l'informatique : « Lors de l'arrivée de l'informatique à l'école, il n'y avait pas d'écart de genre au départ. Progressivement, l'association de l'informatique à un secteur offrant des débouchés lucratifs a contribué à ce que les garçons s'en emparent, faisant de cette discipline un domaine stéréotypé comme masculin. »

    Même au niveau individuel, réduire les privilèges dont bénéficient les garçons peut provoquer des réactions : « Plusieurs interventions en Grande-Bretagne ont montré que lorsqu'on égalise le temps consacré à la stimulationstimulation des élèves, les garçons manifestent une forme de protestation implicite, interprétée comme une réaction visant à conserver l'avantage qu'ils viennent de perdre », raconte Marie Duru-Bellat.

    Dans une perspective égalitaire, la sociologue propose une autre lecture du phénomène : « On considère souvent comme un handicap majeur de ne pas maîtriser les mathématiques, mais peu de personnes s'intéressent aux désavantages énormes que provoquent les stéréotypes liés aux matières littéraires, notamment chez les garçons issus des milieux populaires. Toutes ces inégalités sont interconnectées et mériteraient d'être analysées et combattues avec la même détermination. »

    Une égalité à deux vitesses ? 

    Finalement, comme le souligne Marie Duru-Bellat, il est essentiel de combattre l'ensemble des inégalités. En effet, ce qui confère à une discipline son prestige réside en partie dans sa valorisation sociale, économique et symbolique. Valoriser économiquement et symboliquement les compétences traditionnellement stéréotypées comme « féminines » (les compétences littéraires ou le travail du care, par exemple) constitue donc un enjeu majeur pour lutter de manière symbolique et systémique contre les inégalités dans ce qu'elles ont de plus profond.

    Sur ce point, les deux chercheuses s'accordent pleinement. Pauline Martinot affirme : « Nous devrions privilégier l'épanouissement de chaque personne, le plein développement de ses compétences, de ses choix et de ses envies, quel que soit son genre, en nous concentrant sur ce qui l'empêche injustement de réaliser son potentiel. » Marie Duru-Bellat renchérit : « Il faut aider chacun, homme ou femme, à s'épanouir dans toutes les directions, sans qu'ils soient convaincus que tel ou tel domaine ne leur est pas destiné. »